Teardrop on the fire

Deux ans…

Demain, ça fera deux ans que j’ai senti mon ventre se déchirer et que j’ai su que je perdais mon petit haricot. Celui que nous espérions tellement depuis quatre ans. Celui qui faisait suite à un mois d’injections et de farfouillages divers de mon intérieur. Celui qui me donnait des envies d’œufs mayonnaise et de chips au vinaigre pour me faire comprendre qu’il était là.

Deux ans. Et je me souviens comme si c’était hier. De la douleur. De son intensité. De cette impression de mort imminente tant on m’arrachait les entrailles et que la terre s’ouvrait sous mon fauteuil. Paradoxalement, de mon calme, assise au bureau, écoutant cette patiente me raconter sa très compliquée vie sexuelle. De ma course aux toilettes pour me passer de l’eau sur le visage après lui avoir serré la main. De l’heure. Il était midi cinquante-deux. Une minute avant, mon seul souci était d’avoir faim.

Je me souviens avoir consciencieusement continué la progestérone, en faisant semblant de n’avoir rien senti, car Simon était loin cette semaine-là. De mes mensonges au téléphone quand il appelait le soir. Je me souviens du vendredi qui a suivi quand, en début d’après midi, j’ai reçu au milieu des biologies de mes patients le résultat. De mon effondrement. Du regard triste de Secrétaire qui a compris, sans que je dise quoi que ce soit. Je ne sais pas pourquoi j’ai fini ma journée. Marche ou crève hein. Et puis sinon, qui verra les patients… Je me demande comment j’ai fini ma journée.

Je me souviens avoir craqué au téléphone quand Simon m’a appelée de Berlin-Schönefeld. La douleur dans sa voix. Les silences entre les sanglots. Ses yeux rouges quand il est enfin rentré. Je me suis blottie dans ses bras et je lui ai dit tu te débrouilles comme tu veux mais je n’irai pas au mariage demain, je ne veux voir personne, je veux juste pleurer, je ne veux plus jamais voir personne, plus jamais. Je me souviens être restée prostrée sur le canapé, roulée dans une couverture, souffrante, les yeux embués de larmes, en écoutant de la musique, pendant deux jours. Il faisait si chaud et j’avais tellement froid, malgré le feu dans la cheminée. Je me souviens de la voisine que je croyais être une amie, apprenant par Simon qui lavait la voiture dehors la situation, qui est venue m’apprendre sa grossesse. Le sens du timing. La cruauté.

Je me souviens avoir bu, beaucoup. Pour anesthésier la douleur. Pour oublier. Boire jusqu’à l’endormissement. Aujourd’hui, si on me demande quelle est la pire des douleurs que j’ai ressenties dans ma vie, je réponds l’ulcération de cornée. C’est un mensonge. La pire des douleurs que j’ai ressenties, c’est quand le haricot m’a laissée. Une douleur totale. Physique et morale.

Et puis après deux jours, le lundi, je suis retournée travailler, avec ma douleur et mon hémorragie. Pour voir des enrhumés. La vie a continué.

Aujourd’hui, quand une patiente me parle de sa fausse-couche, j’écoute. Elles se foutent de savoir que c’est normal, que ça arrive, que ça ne préjuge pas de l’avenir etc. J’ai compris que l’intensité de la douleur n’a rien à voir avec l’âge de la grossesse, que ce n’est pas ça qui compte mais la sensation d’être enceinte et la projection qui y a été associée, que ça n’ôte en rien la culpabilité. Je sais qu’il faut écouter et dire ce n’est pas votre faute, et que même en le répétant elle continuera de le penser, en se demandant ce qu’elle aurait pu faire pour lui donner envie de rester. Je sais que rien ne console. Le temps, peut-être.

Deux ans.

Deux ans après, j’ai changé de vie. La perte du haricot a été le détonateur. Il y a de longues périodes où la plaie semble cicatrisée. Et puis il suffit  d’entendre cette phrase, juste cette phrase Es liegt noch was vor uns, das Leben liegt vor uns, spürst du die Vorhut aufkommenden Frohmut? pour que les larmes coulent.

Parfois je me surprends à me caresser le ventre. Ce ventre un peu rond. Et je sais que c’est pour cela que je n’arrive pas à perdre de poids. Pour ce petit ventre un peu rond. Ce leurre.

C’était le 8 Septembre 2014. C’était un lundi. Il faisait beau. Ce jour-là, je n’ai pas su garder mon bébé.

Post-scriptum : les commentaires conseillant de consulter ou de continuer d’y croire ou d’adopter, ou de manière générale les commentaires moralisateurs sur la façon dont l’auteur devrait mener sa vie ne sont pas les bienvenus.

20 réflexions sur “Teardrop on the fire

  1. C’est exactement ça. Je n’aurais jamais trouvé les mots pour décrire cela. Pourtant j’ai dû en vivre 3 successives avant d’avoir mon fils. Merci pour ces mots

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  2. Ce jour-là s’est joué une part de celle que tu es aujourd’hui, une part de celle que tu es demain.
    Une part de celle que tous ici remercient, comme tous ceux à qui tu tends la main.
    Ne pas avoir d’enfant, et c’est un peu comme si tous étaient les siens,
    C’est avant tout ne pas être parent, et comme c’est lourd, je le sais bien…

    Bonne espérance, à tous les deux.

    A.

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      1. C’est JJG qui le chantait, « on a tant besoin que l’on ait besoin de nous ».

        Tu as la chance de t’occuper des autres à travers ton métier. Tu as le blog, pour les jours où cette chance brouille dans tes yeux. Et puis tu as les tiens. Et même si tu ne les avais pas, il te restes cette maigre consolation que chacun est à lui-même.

        Reste qu’il y a effectivement un manque. Comme une impossibilité de transmettre, de s’inscrire dans la vie d’une humanité de laquelle, en première intention, on se sent tout à fait exclu. Comme après un deuil sans avoir préalablement été vivant. Comme une double peine, d’autant plus insupportable que tant justifient de façon malhonnête – car récursive – leurs existences par celles de leurs enfants.

        Par la force des choses, tu échappes à ce travers-là. Tu as donc beaucoup à leur donner, à leur transmettre, à leur apprendre, une fois ton insurmontable surmonté, c’est à dire au présent dans l’effort d’humanité que du dois fournir potentiellement chaque seconde.

        Il y a quelque chose de très beau et de très essentiel là-dedans. Quelque chose dont le prix qu’il a fallu payer, par arrachement, sans consentement aucun, est si élevé qu’il est ensuite presque naturel que s’impose ensuite la nécessité de le rendre tangible.

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  3. Pour moi, c’était il y a quatre ans. Ce déchirement… Oui, la vie continue, ensuite, mais je n’oublierai jamais mon désespoir d’alors, sur lequel vous mettez ces mots si justes. Je vous envoie des pensées chaleureuses. Bien à vous

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  4. Merci pour cet article qui dit la douleur ressentie, bien souvent dans le plus secret, ce qui la décuple… Le soir de « l’expulsion » de ma grossesse extra utérine restera pour moi une douleur physique et psychologique incommensurable. Merci d’avoir si bien mis les mots sur nos maux…

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  5. J’en ai les larmes aux yeux… Moi c’était en avril 2013, rien vu venir mais à l écran un petit corps qui avait certes grandi mais qui était parti… Mes mots à la gynécologue qui prenait des mesures sans rien dire, « je ne vois pas battre le cœur »… aucune douleur physique et pourtant depuis plusieurs jours je portais la mort. Ce déchirement… Notre tout tout petit… Et depuis rien… Les multiples interventions qui ne donnent… Rien… Le ventre qui reste si vide. La chance que la vie continue, un mari à aimer, une fille à câliner, un projet professionnel (à écouter des rhumes…. Parfois aussi des fausses-couches..les oreilles grandes ouvertes, dans dire jamais que c’est pas grave ou qu’il y en aura un autre… Juste en validant la douleur.. .). L’immense chance pour ma part d’être déjà maman après un long et douloureux combat, d’une petite fille qui me demande si souvent une petite sœur, mais un rêve de famille nombreuse qui ne se réalisera pas… Mon cabinet et mes patients sont un peu comme mon deuxième enfant, un peu, mais pas vraiment non plus… Tourner la page… Un travail qui prend tant d’année… Je ne sais pas de quoi ton avenir sera fait… Mais je te souhaite le Bonheur…

    Ps: j ai longuement hésité avant de venir mettre ces mots ici, je sais que je suis maman, et que ça change tout… Mais je comprends si bien ta souffrance… J ai envie de te dire que tu n’es pas seule, comme quand je te lis ça fait tant de bien de savoir qu’ on ne l’est pas… C’ est si injuste.

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  6. Bonjour.

    Dimanche, 9 ans auront passé depuis ma grossesse extra-utérine (2007, année maudite: une fausse couche quelques mois avant). Je fais souvent ce rêve: j’entends un enfant qui appelle ‘maman’; je le vois courir vers moi les bras grands ouverts. Il doit avoir 3-4ans. J’ouvre mes bras, mais jamais je ne le tiens contre moi…Je me réveille.
    J’avais déjà deux enfants. Les commentaires de mon entourage: oh, ça va, ce n’est pas comme si tu n’en avais pas. Donc, je n’en ai plus jamais parlé. J’ai planté un laurier rose blanc (!) et quand je passe devant, je pense à « mes » bébés. Depuis, une petite fille est venue agrandir la famille. Mais, je n’oublierai jamais. C’est la plus grande douleur que j’ai vécue. Je suis de tout coeur avec les parents qui ont vécu cette situation.

    Myriam.

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    1. Aujourdhui je relis par hasard ce commentaire, et il me fait sourire. J’ai longtemps vu courir un enfant sans visage. Je l’ai vu grandir, apprendre à marcher. Cette année, je l’ai enfin serré dans mes bras et je lui ai dit adieu. J’ai planté un cèdre pour lui. Maintenant je fais enfin le deuil.

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  7. Je suis si désolée. Je savais que vous cherchiez à, je ne savais pas que vous aviez réussi. Quelle cruauté, quelle peine. Je ne suis pas dans votre situation, je vous suivais seulement en silence depuis quelques années là-bas et puis je viens juste de vous retrouver ici. Je ne suis pas maman non plus, j’aurais bien voulu, mais je n’ai pas voulu forcer la nature, la nature n’a pas voulu, peut-être que mon désir n’était pas assez fort. Mes pensées sont avec vous.

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