La peste

Je marche dans la campagne. Bientôt la récompense : la vue sur les montagnes enneigées. Mon petit koala est accroché sur ma poitrine, me tenant chaud. Ce parcours, fait régulièrement, est difficile aujourd’hui, j’ai du mal à monter cette côte, le souffle me manque. Je ne tousse pas pourtant. J’ai eu tellement mal à la tête depuis quelques jours. Simon n’était pas bien et je me suis moquée de lui : des courbatures ? liées au snowboard, mal à la tête ? la fatigue de nos nuits entrecoupées, le manque de souffle ? le tabac… Et si ce n’était pas ça. Ou plutôt si c’était ça ?

Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête.

Je recalcule dans ma tête. L’Alsace, cinq jours avant que ça ne commence pour lui. Sept avant que ça ne commence pour moi. Ça pourrait être ça. Il y a de plus en plus de cas là-bas. Je m’excusais de ne pas faire la bise, et c’était mal vécu, on me l’a faite quand même. Et nous avons fait du shopping, touché des tas d’objets, mangé dans des restaurants bondés. Et les gens ne peuvent pas s’empêcher de vouloir toucher Jean-Kévin.

Les foyers d’infection sont en extension croissante. A l’allure où la maladie se répand, si elle n’est pas stoppée, elle risque de tuer la moitié de la ville avant deux mois.

A partir de maintenant nous ne sortirons plus. Nous allons nous auto-confiner et attendre l’évolution des symptômes. Il y a de toute façon bien assez de bouffe dans la cave et le congélateur. Pour une fois que ma pathologique peur de manquer nous sera utile. Tout ce que j’ai lu me rassure concernant Jean-Kévin. J’ai peur d’être séparée de lui et de Simon. Je ne veux pas avoir enfin eu ce bébé pour le laisser seul au monde. Je respire mal et j’attends. Comment cela évoluera-t-il dans les prochains jours ? Si cet épisode est bien du coronavirus, serons-nous immunisés pour la suite ? C’est encore incertain de ce qu’on en lit. Quand ce pic sera passé, y aura-t-il un autre pic ? Des vagues d’épidémies récurrentes ? Comment savoir ?

Ah ! Si c’était un tremblement de terre ! Une bonne secousse et on n’en parle plus… on compte les morts, les vivants, et le tour est joué. Mais cette cochonnerie de maladie ! Même ceux qui ne l’ont pas la portent dans leur cœur.

Personne ne voulait y croire. Personne n’avait envie d’y croire. Nous nous sentons bien trop protégés. Nous n’étions pas prêts. Après tout, ce n’est pas la première fois qu’on nous parle d’une épidémie. Mais cela émerge toujours loin de nos petits pays occidentaux, et c’est contenu avant. La situation est pourtant différente cette fois. L’absence de limitations et contrôles aux aéroports, la contagiosité importante et la durée d’incubation, tout était là. Les mesures commencent à tomber, tardives, incomplètes : fermeture des crèches et écoles, télétravail, confinement des séniors, mais maintien des transports, des élections. Illogique. Alors les gens sortent, font des carnavals, des apéros, ils ont l’impression d’être des rebelles, ils ne vont « quand même pas s’arrêter de vivre ». Peut-être pas de leur propre volonté mais qui peut savoir qui sera touché, qui sera intubé sur le ventre en réanimation, qui verra son cœur s’arrêter. A cause de ceux qui se croient plus forts, d’autres seront malades, voire mourront.

Beaucoup cependant espéraient toujours que l’épidémie allait s’arrêter et qu’ils seraient épargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encore obligés à rien.

La situation est déjà grave. L’Italie le prouve. L’accumulation des cercueils, les témoignages de soignants, ces photos de services de de réanimation pleins. Face à cela, des mesurettes. Ou alors une première étape, avant de durcir. Une perte de temps supplémentaire. Il est déjà tellement tard.

La situation était grave, mais qu’est-ce que cela prouvait? Cela prouvait qu’il fallait des mesures encore plus exceptionnelles.

La Chine n’a pas seulement confiné. Elle a ultra-confiné. Elle a testé, isolé, parqué dans des stades les Covid+, ceux aux lésions sur le scanner… La Chine sort de l’épidémie parait-il, mais est-ce vraiment le cas ? Comment être sûr qu’il n’y aura pas de nouveaux cas ?
Les soignants sont déjà noyés par le tsunami, ou ils l’attendent. Ils sont fatigués et anxieux. Comment ne pas l’être ? On les envoie au front sans protection, sans information, sans soutien. Ils y vont, quand même, s’exposant, exposant leurs familles. Il n’y a pas de masque, pas de soluté hydroalcoolique, pas de test.
Comment ne pas parler des caissières, des routiers assurant l’approvisionnement, de ceux qui gardent les enfants des soignants, des postiers, de ceux sur les chantiers, dans les usines, ceux qui ne peuvent télétravailler, ceux qu’on oblige à s’exposer…

Et pour dire simplement ce qu’on apprend au milieu des fléaux, qu’il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser.

Il est légitime d’en douter. On apprend que la Chine aurait fait pression sur l’OMS pour minimiser la gravité de l’épidémie. On aura bientôt les preuves que nos dirigeants savaient, qu’ils n’ont rien fait. On apprendra que nos ministres de la santé antérieurs ont choisi de ne pas renouveler les stocks de masques. On sait qu’ils ont sabordé le système de santé depuis des années et que ce dernier est à bout de souffle. Porterons-nous plainte ? Seront-ils condamnés ?
Criminels de moindre envergure, il y a ceux qui fracturent les voitures portant un caducée pour tenter de voler des masques, du soluté hydro-alcoolique. Ceux qui en profitent pour vendre leur soupe, leurs recettes miracle anti-infection, leurs granules magiques… Qu’ils aillent brûler en enfer. Les crises font aussi ressortir le pire de l’Homme.

Chez les uns, la peste avait enraciné un scepticisme profond dont ils ne pouvaient se débarrasser.

Notre monde en sortira-t-il différent ? Cela nous fera-t-il réfléchir ? Réfléchirons-nous à revenir en arrière sur la mondialisation ? Faudra-t-il plus de catastrophes naturelles ? D’autres pandémies ? Quelque chose est-il vraiment en train de changer ?
Jean-Kévin gigote. Il se réveille. Il se tortille un moment puis ouvre ses immenses yeux bleus et me sourit.

Il n’y a pas de honte à préférer le bonheur.

Les citations en italique sont d’Albert Camus, dans La Peste.

4 réflexions sur “La peste

  1. Terrible et belle réflexion à la fois. En Belgique aussi, nous sommes confinés depuis une semaine. Nous sommes entrés dans un monde étrange, inquiétant, singulier. Merci pour ces mots justes et merci pour ceux de Camus.

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